Extrait de « Et si on partait vivre au Brésil, ma chérie ? »

Paraty

[…]

En soirée, notre petit groupe de touristes sillonne encore les rues bondées du centre. Une averse démentielle nous fait vivre un très joli moment d’émotion brésilien. Il pleut fréquemment dans la région et le déluge qui s’abat sur nous subitement nous oblige à nous engouffrer dans un petit magasin qui vend de magnifiques bateaux en bois semblables à ceux amarrés sur la jetée. Maxime est parti en courant dans les rues de la ville à la recherche de parapluies. On se retrouve toutes les trois, avec Nathan, complètement détrempés sur le seuil de la porte. La jeune femme au comptoir, la trentaine, les cheveux aux épaules et dans une longue robe à fleurs, nous lance : « Venez vous abriter dans l’atelier en attendant que ça se calme. » On la remercie et lui emboîte le pas.

En passant la porte du fond, on met le pied dans un immense atelier qui relie toutes les arrière-boutiques de la rue. La caverne d’Ali Baba. Des étagères pleines à craquer de voiliers de toutes les couleurs et de toutes les tailles, de bouteilles en verre contenant des parchemins ou de petits navires. Sur les murs, dans chaque recoin, des tableaux de voiliers, de tortues, de poissons. Dans une pièce à part, des rames gigantesques et colorées. Chacun part de son côté à la découverte de cet endroit fantasmagorique en ouvrant de grands yeux émerveillés et en pointant du doigt chaque nouvelle trouvaille. Un homme châtain, la trentaine également, travaille à son établi. Ses mains sont recouvertes de peinture et son plan de travail de scies, de pinceaux, de pots de térébenthine, de chiffons, de toiles inachevées et de morceaux de bois fraîchement découpés. Il nous fait signe de prendre place juste à côté de lui, sur un vieux canapé en cuir élimé aux angles. Leur fille de trois, quatre ans, puisqu’il s’agit bien d’une famille, joue non loin de là. Elle vient nous rejoindre sur le sofa avec sa poupée en se posant juste à côté de Nathan. La nuit est noire à présent. Seules de petites lumières fixées sommairement sur les murs éclairent encore l’atelier et donnent à toutes ces œuvres un aspect presque irréel. Par-dessus les toits, une Samba légère parvient jusqu’à nous.

Charline demande à l’artisan consciencieusement appliqué à poncer une série de barques en bois :

―  Elle vient d’où la musique qu’on entend ? C’est beau.

―  C’est notre voisin, le bijoutier. Il met toujours de très vieux tubes brésiliens.

―  Là, qui chante ?

―  Ah ça, c’est Adoniran Barbosa. Les racines de la Samba. Bien différent de ce qu’on peut entendre actuellement.

―  Vous pouvez m’épeler son nom, s’il vous plaît, et le titre de cette chanson ? Je vais l’enregistrer sur mon portable.

―  Avec plaisir. Mais attendez…

Il disparaît dans la pièce du fond et en ressort avec un petit papier dans les mains.

―  Voilà, je vous ai tout écrit là. J’ai même ajouté quelques noms. Cartola, Paulinho da Viola, Nelson Sargento, Nelson Cavaquinho. Tout est magnifique.

―  Merci beaucoup.

―  La chanson c’est Trem das onze[1].

―  Ça parle de quoi ?

―  C’est un homme qui explique à son amoureuse qu’il l’aime mais qu’il ne peut pas rester avec elle. Il doit prendre le train de onze heures pour rentrer chez lui. Sa maman n’arrive pas à dormir tant qu’il n’est pas là.

―  C’est mignon ! Il est toujours vivant ?

― Non. Il est décédé au début des années quatre-vingt. Il était d’origine italienne comme la plupart des gens qui vivaient dans le quartier du Brás à São Paulo. C’est le seul Paulistain à avoir été accepté dans le milieu de la Samba constitué uniquement de sambistas[2] de Rio de Janeiro. Vinicius de Moraes disait lui-même que São Paulo était la tombe de la Samba !

―  Vinicius de Moraes ?

―  Un grand poète qui a écrit notamment les paroles de Bossa Nova très connues comme Garota de Ipanema[3].

Je demande à mon tour :

―  Elle vient de Rio de Janeiro, la Samba ?

― À l’origine non. Elle est née dans la communauté africaine, principalement celle de Salvador, au début du XXe siècle. Un mélange de rythmes africains et portugais. Elle s’est déplacée à Rio de Janeiro avec les immigrants de l’État de Bahia.

Léa qui n’a rien dit jusque-là, déclare dans un grand soupir :

―  En tout cas, t’as raison Charline, cette musique, elle est vraiment belle.

Quand Maxime débarque dans l’atelier au bout de trois quarts d’heures, dans une capa de chuva[4] ruisselante, deux grands parapluies dans les bras, il nous découvre tous les quatre, assis là, sur ce sofa, en silence et l’air rêveur, une fillette confortablement installée sur les genoux de Charline.

―  Ben qu’est-ce qui vous arrive ?

―  Rien, on écoutait…

On quitte l’atelier bien à regret en remerciant encore nos hôtes. La pluie n’a pas cessé le moins du monde mais il faut bien repartir. La ville entière est inondée. Mais cette fois, l’océan n’y est pour rien. À chaque pas, nos pieds s’enfoncent jusqu’aux mollets dans une eau étonnamment tiède. Autour de nous, une marée de parapluies se croisent, se doublent ou se télescopent. Il faut dire que les gros pavés sont devenus de vraies patinoires !

Le toit du restaurant dans lequel on se réfugie a des fuites partout. Cela n’a pas l’air d’affoler les serveurs qui se contentent de placer ça et là quelques seaux et poursuivent leur service comme si de rien n’était. Sur la petite scène à côté du bar, une jolie brésilienne aux très longs cheveux noirs, assise sur un tabouret haut, les jambes élégamment croisées, fredonne un air de Bossa Nova dans son micro. Elle est accompagnée par un guitariste qui joue les yeux fermés. À la table juste en face, on lève de larges verres de caipirinhas à Paraty, cette ville magique qui n’a très certainement pas fini de nous surprendre.

[…]

[1] Le train de onze heures.
[2] Ceux qui chantent ou jouent de la Samba.
[3] La fille d’Ipanema.
[4] Un imperméable transparent.

Illustratrice : Georgia Noël WOLINSKI

https://georgianwolinski.ultra-book.com/illustrations-p303006

Instagram: @georgiawolinskaia

Auteure : Lili PLUME

Le blog ou on peut lire des extraits du livre dans la section “pages” :

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One comment

  1. Merci pour ce récit !

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